« Alors, c’est un wargamer et un cygne noir qui rentrent dans un bar… »

Peter Perla

Traduit de l’anglais par Antoine Bourguilleau

 

Cet article est une version légèrement modifiée de ma présentation à la conférence Wargaming Connections, qui s’est tenue à Orlando, en Floride, du 10 au 14 mars 2008. Il est né d’une série de projets que j’ai dirigés au sein du département de wargaming du Naval War College américain. J’en avais présenté une première version lors de l’atelier MORS sur le Wargame et l’Analyse, en octobre 2007. 

Nous sommes depuis bien entrés dans le XXIe siècle. La coïncidence entre le changement de calendrier, le changement de système géopolitique global et la pression croissante exercée par le réchauffement climatique, poussent en faveur d’une transformation plus rapide – voire révolutionnaire – des systèmes de pensée politique et de défense.

Le changement est une chose merveilleuse, sauf, sans doute pour des communautés bien établies d’experts en politique et de demi-dieux de la défense qui n’aspirent qu’à appliquer des modes de pensée « ayant fait leurs preuves » (c’est à dire : anciens) à des problèmes nouveaux – ainsi qu’à d’autres qui ne le sont pas vraiment. Je vais pourtant résister à la tentation de tirer sur cette ambulance et me concentrer sur les contributions positives qu’une technique très ancienne – le wargame – peut apporter à notre compréhension du monde et à notre rapport au monde. Le bénéfice de ces contributions va néanmoins dépendre de notre capacité à nous libérer de nos anciennes manières de penser et de pratiquer le wargame.

Mon objectif est ici d’organiser notre réflexion en partant de quelques idées générales sur ce qu’est le wargame et ce qu’il n’est pas, puis d’exposer pourquoi, selon moi, nous en avons besoin plus que jamais pour nous préparer aux défis du XXIe siècle et de proposer enfin une façon dont nous pourrions appliquer l’outil du wargame d’une manière qui nous soit profitable afin de relever ces mêmes défis. Mais certains de ces défis, de ces évènements, de ces situations, nous sont encore inconnus. Pour employer une expression qui a donné son titre à un livre qui a secoué le monde de la finance – et au-delà – en 2007, ces évènements sont des Cygnes noirs.[1] Mais avant de nous attaquer aux tenants et aux aboutissants de ce concept, commençons si vous le voulez bien par discuter du sujet qui me tient le plus à cœur.

De quoi le wargame est-il le nom ?

Trop souvent, les gens de notre milieu – celui des analystes de la défense au sens large – utilisent les termes de wargame et de wargaming de manière générique, pour désigner tout type de modélisation des conflits, dont les manœuvres, les analyses de campagne et les simulations sur ordinateur sans joueurs. En voici pourtant une définition plus précise : 

« Un wargame est une modélisation ou simulation de la guerre qui n’implique pas des opérations de forces réelles et durant laquelle les évènements affectent les décisions prises par les joueurs représentant les belligérants et sont affectés à leur tour par les décisions de ces mêmes joueurs. »[2]

Cette définition exclut donc toute forme d’utilisation de forces militaires évoluant dans le monde réel – des activités que j’ai définies, par le passé comme des exercices et pas des wargames. Mais au fil du temps, j’ai fini par admettre l’idée que certaines de ces activités se déroulant dans le monde réel, et particulièrement les formations délivrées au sein du National Training Center[3], peuvent être rangées dans la catégorie des « vrais » wargames. Le point décisif est que les wargames s’intéressent pour l’essentiel aux êtres humains (des joueuses et des joueurs) qui prennent des décisions et doivent ensuite en gérer les conséquences au fil de l’évolution de la partie. Voici donc ma nouvelle définition du wargame :

 

« Un wargame est une modélisation ou une simulation de la guerre durant laquelle le cours des événements affecte et est affecté par, les décisions prises par un ou des joueurs dans le cours de ces mêmes évènements. »

 

Et quand je dis des joueurs je veux dire : des gens.

 



 

Voici une photo de participants à une partie d’InfoChess, prise lors d’une conférence Connections[4] il y a bien des années de cela. Infochess est une excellente adaptation des échecs, visant à sensibiliser ses utilisateurs aux principaux concepts de la guerre de l’information. Infochess ajoute donc aux règles des échecs des notions telles que la désinformation, la reconnaissance, la surveillance, les problématiques de commandement et de contrôle et les opérations asymétriques. Les joueurs disposent, en plus de leur assortiment de pièces (qui peut d’ailleurs différer de l’assortiment classique), de plusieurs InfoChips, des jetons, qu’ils peuvent utiliser pour acheter ces nouvelles capacités. Il va sans dire que l’on ne dispose jamais du nombre de jetons nécessaire pour faire tout ce que l’on souhaiterait. Sur cette photo, vous pouvez voir deux petites piles de ces jetons à côté de l’échiquier. 

Durant cette partie, j’ai eu le plaisir inestimable de jouer au sein de l’équipe qui affrontait les personnes présentes sur la photo. Mon équipe était dirigée par le colonel John Warden, de l’USAF.[5] John est notamment connu comme auteur du livre The Air Campaign[6] et du plan d’opération Instant Thunder, qui à force d’évolution deviendra en 1991 le plan d’opérations aériennes de l’opération Desert Storm. A cette date, John était commandant de l’Air Command and Staff College et l’un des organisateurs des conférences Connections. Pour résumer la partie : notre équipe l’a emporté en trois ou quatre coups, essentiellement parce que John a pris en compte à la fois les règles du jeu et les joueurs. Il savait qu’au moins l’un de nos adversaires était un joueur d’échecs classé et s’attendait donc à ce qu’il aborde la partie avec une perspective de joueur d’échecs. Nous avons réalisé qu’un tel individu pouvait facilement se trouver fragilisé par une attaque surprise rapide et peu conventionnelle, en recourant à l’une des plus vieilles manœuvres du jeu, le Mat du lion,[7] mais en dissimulant soigneusement notre attaque par une opération massive d’intoxication. Cela a marché ; nous avons exécuté notre plan et remporté la partie en trois ou quatre coups. Cette partie a constitué la plus parfaite illustration des aspects cognitifs de la guerre asymétrique et des opérations de renseignement qu’il m’ait été donné de voir. Tout semblait se résumer à la compréhension du modèle mental des décideurs du camp d’en face et à la manière de les exploiter pour l’emporter.

 

Le wargame n’est PAS de l’analyse !

Un des obstacles les plus difficiles à surmonter pour les experts de la communauté des analystes de défense lorsqu’ils pensent au wargame est leur tendance à le considérer comme de l’analyse au rabais ; une analyse qui ne serait pas assez rigoureuse, fondée pour l’essentiel sur des présupposés et non sur des données fiables. Il ne s’agit pas là seulement d’une question de sémantique ; celle vision affecte de manière fondamentale la manière dont les wargames peuvent être conçus et utilisés. Pour bien comprendre les différences, penchons-nous sur une définition de l’analyse : 

 

L’analyse est une méthode scientifique visant à fournir à des décideurs une base quantitative pour leur prise de décision.[8]

 

Certains diront que cette définition de l’analyse est trop restrictive, mais le Dictionnaire des termes militaires et associés du Département de la défense américain définit la recherche opérationnelle dans ces termes : 

 

Recherche opérationnelle – étude analytique des problèmes militaires visant à fournir aux chefs responsables et aux états-majors une base scientifique de décision des actions afin d’améliorer les opérations militaires. Également appelé analyse des opérations.[9]

 

Comme vous pouvez le remarquer, le terme clé que l’on retrouve dans ces deux définitions est le mot « scientifique » et si la science est impliquée, alors les données quantitatives, les calculs en toujours et les raisonnements ne sont pas bien loin. Je considère donc que le wargame n’est pas une analyse au sens classique. Peut-il être cependant un « outil analytique ? » Certainement, mais pas du même genre qu’une chaîne de Markov ou une méthode de Monte Carlo ; le wargaming (l’art et la science de concevoir, jouer et utiliser des wargames afin d’obtenir des informations utiles) est une affaire de joueurs et de décisions, pas de science et de mathématique.

 

Le wargaming n’est pas… tout un tas de choses

Et le wargame n’est pas non plus réel. J’enfonce ici une porte ouverte, mais je suis continuellement surpris de constater combien de nombreux professionnels ne semblent ce souvenir de ce point précis que lorsqu’une partie ne va pas dans le sens de leurs idées préconçues sur le sujet. 

Des jeux peuvent constituer d’excellents bancs d’essai, mais ils sont en aucun cas des substituts de méthode de Monte Carlo. Ils ne sont ni reproductibles, ni rééditables. Il est impossible d’itérer un wargame en changeant seulement les aléas. Les conditions initiales ne seront jamais précisément les mêmes. Les joueurs ne seront jamais les mêmes – même s’il s’agit des mêmes personnes : en jouant à un jeu, ils ont acquis une expérience qui change leur « état de nature ». Et en son cœur, le jeu est fait des décisions prises par les joueurs – des décisions qui sont aussi variables et difficiles à prévoir que toute autre activité humaine. Une partie de wargame ressemble davantage à la séquence d’une expérience en psychologie, avec les forces et les limites de tels outils, qui n’ont rien à voir avec l’artificialité aisément reproductible d’un modèle de Monte Carlo. 

En raison à la fois de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas, le wargame n’est pas applicable de manière universelle. Il est plus pertinent comme outil d’exploration du rôle et des effets potentiels des comportements humains et des décisions humaines. D’autres outils, comme les techniques classiques de recherche opérationnelle, sont plus adaptées pour traiter des aspects plus courants, techniques et prévisibles de la réalité. Voilà pourquoi il est absolument essentiel d’intégrer le wargame à ces autres outils si nous souhaitons nous forger une bonne compréhension des problèmes auxquels nous sommes confrontés. 

Mais par ailleurs, malgré cela, ou peut-être grâce à cela, le wargame est peut-être notre meilleur outil pour nous plonger suffisamment loin dans un avenir incertain et imprévisible afin de nous préparer à rencontrer en jour les cygnes noirs qui nous y attendent – et avant que ces derniers ne viennent nous pincer les fesses !

 

Méfions-nous du Cygne noir

Qu’est-ce qu’un cygne noir ? Certains d’entre vous connaissent peut-être le livre de Nassim Nicholas Taleb, qui porte le même nom. Taleb est un étonnant mélange de philosophe et d’analyste de Wall street, de probabiliste déchu et de trader prospère. James F. Dunnigan, légendaire concepteur de wargames, auteur et trader et analyste de Wall Street lui-même, me glisse que les partisans de ses idées sont appelés des Talebans.[10] (Désolé, je n’ai pas pu résister.)

Un Cygne noir, selon la définition de Taleb, est un événement hautement improbable ayant trois caractéristiques principales : il est imprévisible ; il a des conséquences énormes ; et une fois qu’il s’est produit, nous essayons de nous persuader que nous aurions pu le prévoir si nous avions été plus attentifs. Le terme lui-même vient du fait que durant des siècles, les Européens ont pensé que tous les cygnes étaient blancs – pour la bonne et simple raison qu’aucun Européen n’avait jamais vu de cygne noir – et des expressions telles que « rare comme un cygne noir ». Jusqu’à ce que des Européens voient des cygnes noirs, pour la première fois, en Australie. L’histoire du cygne noir illustre l’un de nos principaux biais cognitifs : nous sommes trop souvent disposés à penser que le passé est un bon moyen de prédire l’avenir ; et que l’absence de preuve est identique à la preuve de l’absence. Ce n’est pas le cas. 

Nous nous comportons donc comme si les cygnes noirs n’existaient pas ; comme si nous vivions dans ce que Nicholas Taleb appelle le Médiocristan, alors que nous vivons en Extrêmistan. La nature humaine n’est pas conçue pour accepter l’existence des cygnes noirs, du moins pas comme « l’ordre normal » des choses. Nous préférons raisonner et penser de manière linéaire. Nous sommes confortés dans cette tendance par le fait que l’immense majorité des choses se déroulent parfaitement bien, et sommes portés à croire que les extrêmes sont peu probables et donc sans importance. Les successions linéaires d’évènements sont faciles à appréhender ; les successions non-linéaires sont déroutantes, car une fois sorti de la linéarité, les possibilités sont presque infinies. 

Un des exemples les plus classiques de cette dissonance cognitive est celui de la différence entre les caractéristiques physiques des êtres humains, comme leur poids, et leurs caractéristiques non physiques, comme leur richesse. Si l’on pèse un millier d’êtres humains, ajouter à la balance le plus gros de tous les êtres humains de la planète n’aura qu’un effet très marginal sur le poids moyen. Voilà une définition du Médiocristan. Mais si l’on fait le total des revenus d’un millier de personnes et que l’on ajoute Bill Gates dans la balance, ce dernier va exercer un énorme effet de levier sur la moyenne. Voilà l’Extrêmistan. Quand nous nous comportons comme si nous vivions au Médiocristan alors que nous vivons en Extrêmistan, nous sommes à la merci des conséquences les plus sérieuses du Cygne noir. Les banquiers sont ainsi bien connus pour être conservateurs par nature, dans leur mise comme dans leur comportement. Mais ils ont tendance à agir comme si nous vivions au Médiocristan. En 1982, lorsque des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud se sont simultanément déclarés en cessation de paiement, cet aveuglement a fait perdre aux grandes banques américaines presque tout l’argent qu’elles avaient pu accumuler dans l’histoire bancaire américaine. Voilà un « événement d’une nature exceptionnelle ». En d’autres termes : un cygne noir. 

Mais si nous ne pouvons pas prédire un Cygne noir – car ils sont, par essence, imprévisibles – comment faire pour se protéger – voire tirer parti – de leur apparition ? La réponse est que nous devons nous préparer. Nous pouvons le faire en nous tenant intellectuellement et émotionnellement prêts à répondre à l’inattendu. En nous montrant observateurs, flexibles et adaptables. Et la meilleure manière de former notre esprit à faire face à des situations complexes et inattendues est de nous confronter à un maximum de situations complexes de toutes sortes.

Venons-en alors à La logique de l’échec, un autre livre intéressant, dont je vous conseille la lecture.[11] Dans cet ouvrage, Dietrich Dörner, psychologue allemand, analyse les prises de décisions dans les situations complexes. Il affirme de manière convaincante que l’appareillage humain de prise de décision n’est pas génétiquement très adapté à la gestion des situations complexes qui sont le terreau des cygnes noirs (mais il n’utilise pas ce dernier concept). Il avance l’idée que les outils les plus performants pour apprendre à penser dans de telles situations sont les simulations interactives et les jeux. Mais on ne peut pas simplement jouer à un jeu en espérant se perfectionner. Il faut également réfléchir au jeu, par le biais d’une analyse approfondie après la partie, pour déterminer ce qui s’est produit et pourquoi. – ce qui nous appellerions à débriefing à chaud. Aussi, pour aider le Département de la défense à se préparer à de nouveaux Cygnes noirs potentiels, il nous faut utiliser la pratique du wargame pour créer et bâtir ce que j’appellerais l’expérience de synthèse dont nous avons besoin pour répondre efficacement à l’imprévisible.

 

Simuler la chasse au cygne

Mais quel genre de wargame ? Dans les recherches que nous avons effectuées, mes collègues et moi, au CNA et au Naval War College au cours de ces dernières années, nous avons identifié trois grandes catégories de concepteurs de wargames : nous les avons baptisées l’Artiste, l’Analyste et l’Architecte.[12] La plupart des systèmes de jeu incorporent des éléments de ces trois approches. Voyez-les comme les axes d’un système tridimensionnel, servant à caractériser les différents systèmes de jeu en fonction de l’influence de ces trois approches sur le modèle.

La première de ces approches est celle que nous avons baptisée l’Analyste. L’Analyste utilise des données et de la théorie pour modéliser le monde réel, en incluant les joueurs comme des éléments du modèle. Cette approche est très similaire à d’autres techniques de modélisation et de simulation au sein de la communauté de la défense. Dans un jeu conçu par un analyste, les joueurs ne sont qu’un des éléments du modèle (On parle parfois de modélisation ou de wargame où « l’humain est dans la boucle »). Le modèle lui-même est le point focal de la conception et de l'intérêt du jeu. Voilà pourquoi cette approche est généralement celle qui vient en premier à l’esprit de la plupart des professionnels de la défense lorsque nous parlons de wargaming. Elle ne constitue pourtant pas l'approche la plus avantageuse pour résoudre la majorité des problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés. Nos modèles, dans le meilleur des cas, permettent de prédire le passé ; les wargames de type « Analyste » tendent à emprisonner les joueurs trop étroitement dans le passé pour leur permettre de lever assez haut les yeux pour apercevoir les cygnes noirs tourner dans le ciel. 

A l’instar de l'Analyste, l’Artiste appuie son jeu sur des données réelles, et en utilise beaucoup. Mais au lieu d'utiliser ces données pour construire un mécanisme d’horlogerie comme le fait l'Analyste, l'Artiste utilise ces données pour construire un environnement immersif de narration. L'Artiste est un conteur, qui élabore l'histoire du jeu dans le but d’impliquer et de toucher les joueurs, tant intellectuellement qu'émotionnellement, en leur communiquant, par son système, son propre point de vue créatif sur le sujet. A l’intérieur des limites de son point de vue, il invite les joueurs à se promener librement dans l'univers qu'il a créé. Dans le meilleur des cas, l'approche de l'Artiste permet aux joueurs de se surprendre eux-mêmes, mais il leur est parfois difficile de surprendre l'Artiste. Car l'Artiste a plus à dire aux joueurs avec son jeu que les joueurs n'en ont à lui dire. Cette méthode permet pourtant de communiquer des idées que les joueurs doivent expérimenter afin d’ouvrir leur esprit à de nouvelles possibilités. Elle peut leur montrer que certains cygnes noirs peuvent se dissimuler dans cet univers et, ce faisant, éveiller leur conscience à la possible existence de cygnes qui ne sont pas représentés explicitement dans le jeu. 

L'Architecte essaie lui aussi de produire une histoire, mais qui n’est pas explicitement sa création. Il s'agit plutôt d'une histoire que les joueurs se racontent les uns aux autres au fur et à mesure qu'ils avancent dans le jeu. L'architecte utilise des données, comme les autres concepteurs, mais il les utilise dans le but de créer une représentation de l'univers du jeu dans lequel les joueurs vont vivre et avancer, avec le niveau de détail et d'exhaustivité nécessaire pour permettre aux joueurs de concentrer leur attention sur ce que le concepteur (et ceux qui lui ont demandé de créer le jeu) juge important. L'Architecte distille les données du monde réel sous une forme qui permet aux joueurs de prendre facilement des décisions, mais les décisions prises peuvent se trouver limitées par les choix de l'Architecte. La dynamique du jeu tourne autour de ces points de décision clés, et non autour d'un fil conducteur ou d'une perspective centrale de l'histoire, comme dans les jeux d'Artiste. Un jeu d'Architecte exige moins de temps et d'engagement de la part des joueurs qu’un jeu d'Artiste. Il présente aux joueurs un éventail de décisions un peu plus restreint, dans le but de leur donner plus de liberté pour développer leur propre histoire. Les Cygnes noirs naissent en fait des décisions des joueurs eux-mêmes, en les dépouillant de leur défense instinctive qui, en quelque sorte, les manipule pour mieux les piéger.

 


 

Perspectives d’avenir

Alors, où cela nous mène-t-il ? Les jeux d’Analystes incarnent la pensée analytique classique selon laquelle nous pouvons modéliser, prédire et expliquer le monde réel, dont le comportement humain et son caractère aléatoire, avec la précision d’un physicien calculant des trajectoires balistiques précises. Mais avec tous les cygnes noirs tapis dans les fourrés du XXIe siècle, cette foi dans les techniques anciennes pourrait bien ne pas toujours nous être utile pour faire face aux questions les plus délicates et les plus ardues qui nous attendent. Ces questions sont de plusieurs ordres. Que devons-nous acheter pour nous préparer aux dangers et aux opportunités que nous ne percevons pas encore ? Comment nous protéger de ce que nous ignorons ? Comment former nos équipes à travailler dans ce futur incertain, qu’il s’agisse du monde froid et cruel des acquisitions ou chaud et plus cruel encore du combat ? Surtout, comment pouvons-nous les aider – comptables et analystes, matelots et biffins – à mieux appréhender les possibilités offertes par ce que nous connaissons, ce que nous ne connaissons pas, ce que nous ne savons pas connaître et ce que nous ne savons pas ne pas connaître dans ce futur incertain ? C’est dans cette réorientation de la manière d’appréhender le futur – dans tous les domaines – que le wargame peut avoir les effets les plus profonds. Si nous voulons que les décideurs, dans tous les domaines de la défense et de la sécurité, soient mieux préparés à faire face à ces inconnus qui nous sont inconnus, il faut les placer face à des exemples de cygnes noirs. Des cygnes noirs de tous types, et dans tous les environnements. Pour y parvenir, le Département de la défense doit envisager de nouvelles méthodes de wargame, en s’appuyant davantage sur les techniques de l’Artiste et de l’Architecte, pour compléter celles de l’Analyste. Seule une combinaison créative de tous les outils dont nous disposons, anciens ou nouveaux, peut nous donner l’espoir d’éviter un désastre et, au contraire, de profiter des opportunités qui s’offriront à nous en affrontant les cygnes noirs du XXIe siècle.

 

Alors la blague, pour finir :

- D’où viens-tu ? dit le wargamer.

- D’Extrêmistan, dit le Cygne noir, et toi ?

- Moi ? je suis un wargamer, je ne sais pas d’où je viens, mais je sais où je vais.

- Ah oui ? Et tu vas où ?

- Vers le futur, dit le wargamer.

- Oh, dit le Cygne. Alors je pense qu’on va se recroiser !

- Pas si je te vois en premier.

Poum-tchac



[1] Taleb, Nassim Nicholas, Le Cygne Noir, la puissance de l’imprévisible, Paris, Les belles lettres. (2012 pour la traduction en français)

[2] Perla, Peter P. The Art of Wargaming, Annapolis, The Naval Institute Press. (1990)

[3] Un des principaux centres de formation de l’armée américaine (NdT).

[4] Les conférences Connections regroupent chaque année des membres des communautés de la défense et de la sécurité autour de la thématique générale des jeux de simulation.

[5] US Air Force, les forces aériennes américaines. (NdT)

[6] Warden, John A., III. The Air Campaign. Washington, D.C..National Defense University Press. (1988)

[7] Le Mat du lion permet aux noirs de l’emporter en deux coups. (NdT)

[8] Une définition tirée de Morse, Philip M. et George E. Kimball, OEG Report 54, Methods of Operations Research. Washington, D.C. ; Operations Evaluation Group, Office of the Chief of Naval Operations. (1946).

[9] DoD Dictionary of Military and Related Terms, Joint Pub 1-02, 12 avril 2001 (Modifié le 4 mars 2008). Disponible en ligne sur :  http://www.dtic.mil/doctrine/jel/new_pubs/jp1_02.pdf

[10] Dunnigan, James F. The World War II Bookshelf: Fifty Must-Read Books. New York: Citadel Press

[11] Döner, Dietrich, La Logique de l’échec, Flammarion, Paris (1998).

[12] CNA Research Memorandum CRM D0016768.A1/Final, 21st-Century Wargaming: Returning to Our Roots, by Peter P. Perla, ED McGrady, et Michael C. Markowitz, Oct 2007.

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